Fluoroquinolones et délire chez les personnes âgées : effets cognitifs méconnus

Fluoroquinolones et délire chez les personnes âgées : effets cognitifs méconnus

Quand un médecin prescrit un antibiotique à une personne âgée, on pense souvent à l’infection à traiter. On oublie parfois que certains antibiotiques peuvent attaquer le cerveau autant que les bactéries. Les fluoroquinolones, pourtant couramment utilisées, sont l’une des causes les plus sous-estimées de délire chez les personnes âgées. Ce n’est pas une réaction rare. Ce n’est pas une erreur de diagnostic. C’est un effet secondaire documenté, réversible - mais souvent trop tardivement reconnu.

Qu’est-ce que les fluoroquinolones ?

Les fluoroquinolones sont une famille d’antibiotiques puissants, créés dans les années 1960. Les plus connus sont la ciprofloxacine, la lévofloxacine et la moxifloxacine. Ils agissent en bloquant deux enzymes essentielles aux bactéries pour se reproduire : la DNA gyrase et la topoisomérase IV. C’est pour ça qu’ils sont efficaces contre de nombreuses infections : urinaires, pulmonaires, des sinus, voire des infections osseuses.

En 2019, aux États-Unis, plus de 26 millions d’ordonnances de fluoroquinolones ont été remplies. En France, leur usage est moins répandu qu’aux États-Unis, mais elles restent prescrites, surtout dans les hôpitaux. Le problème ? Elles traversent facilement la barrière hémato-encéphalique. Elles pénètrent dans le cerveau. Et là, elles interfèrent avec les neurotransmetteurs.

Comment un antibiotique peut-il causer un délire ?

Le délire, ce n’est pas de la démence. Ce n’est pas de la dépression. C’est une détérioration mentale soudaine. Une personne qui était calme et orientée devient confuse, hallucine, ne reconnaît plus sa famille, ou ne sait plus quel jour on est. Les symptômes apparaissent souvent entre le jour 1 et le jour 3 après le début du traitement.

Les fluoroquinolones bloquent les récepteurs GABA-A - les mêmes que les anxiolytiques comme le lorazépam. Mais au lieu de calmer le cerveau, elles le dérèglent. En réduisant l’inhibition neuronale, elles provoquent une suractivation. C’est comme si le frein du cerveau cassait. Résultat : excitation anormale, troubles de l’attention, hallucinations visuelles ou auditives, agitation, ou au contraire, apathie profonde.

Des études montrent que la lévofloxacine et la ciprofloxacine sont les plus impliquées. À dose élevée - 750 mg par jour - le risque double. Et chez les personnes âgées, les reins ne filtrent plus aussi bien. La moitié de la lévofloxacine est éliminée par les reins. Si la fonction rénale est réduite, le médicament s’accumule. Le cerveau est submergé.

Qui est le plus à risque ?

Les personnes de plus de 65 ans sont les plus vulnérables. Pourquoi ? Trois raisons :

  • Leur cerveau est plus sensible aux perturbations chimiques.
  • Leur fonction rénale diminue naturellement avec l’âge.
  • Elles ont souvent déjà un trouble cognitif léger - une démence non diagnostiquée, une baisse de mémoire - qui rend le délire plus facile à déclencher.

Les données de l’American Geriatrics Society montrent que près de 40 % des adultes hospitalisés âgés ont une insuffisance rénale modérée. Et pourtant, les fluoroquinolones sont encore prescrites à dose pleine. Un patient de 82 ans, avec une créatininémie de 140 µmol/L, reçoit 750 mg de lévofloxacine pour une infection urinaire bénigne. 48 heures plus tard, il ne reconnaît plus sa fille. Il crie qu’il voit des gens dans sa chambre. Il ne sait plus où il est.

La bonne nouvelle ? C’est réversible. Dès qu’on arrête le médicament, les symptômes s’atténuent en 48 à 96 heures. La mauvaise ? Pendant ce temps, le patient est en danger. Il peut tomber, se blesser, refuser à manger, ou développer une infection secondaire. Et selon des études publiées dans Neurology, les personnes qui ont eu un délire sont 3 fois plus susceptibles de finir en maison de retraite, et 2 fois plus à risque de décès dans les 6 mois.

Un homme âgé voit des figures fantomatiques dans sa cuisine, tandis qu'une bouteille de lévofloxacine repose sur le comptoir.

Les autres antibiotiques sont-ils plus sûrs ?

Oui. Beaucoup plus. Les bêta-lactames - comme l’amoxicilline, la ceftriaxone, ou la pénicilline - pénètrent beaucoup moins dans le cerveau. Ils n’interagissent pas avec les récepteurs GABA. Ils ne causent pas de délire dans la plupart des cas.

Un patient de 78 ans avec une pneumonie bactérienne peut être traité avec de l’amoxicilline-clavulanique. Pas besoin de lévofloxacine. Même pour une infection urinaire compliquée, la nitrofurantoïne ou la fosfomycine sont des alternatives. Elles sont moins puissantes, mais beaucoup plus sûres pour le cerveau.

La seule exception ? Les infections graves. Une méningite, une septicémie, une infection osseuse profonde. Dans ces cas, les fluoroquinolones peuvent être nécessaires. Mais pour une cystite, une bronchite, une sinusite ? Non. Pas en première ligne. Pas chez les personnes âgées.

Que dit la réglementation ?

En juillet 2018, la FDA a renforcé les avertissements sur les fluoroquinolones. Elle a exigé que les notices mentionnent explicitement : « troubles de l’attention », « troubles de la mémoire », et « délire » comme effets secondaires possibles. C’était la première fois qu’un médicament était obligé de mentionner le délire dans sa notice.

Depuis, les prescriptions ont baissé. Aux États-Unis, une étude publiée dans JAMA Network Open a montré une baisse de 20,4 % chez les plus de 65 ans. En France, les hôpitaux ont commencé à limiter leur usage. À Lyon, un hôpital universitaire a réduit de 35 % l’usage de lévofloxacine pour les infections urinaires chez les personnes âgées après avoir mis en place un algorithme de risque.

Les critères Beers 2023, publiés par l’American Geriatrics Society, classent les fluoroquinolones comme « médicaments potentiellement inappropriés » chez les personnes âgées. C’est la même catégorie que les benzodiazépines ou les anticholinergiques. Des médicaments qu’on évite autant que possible.

Un médecin rassure une patiente âgée tandis qu'un récepteur GABA se désintègre en poussière, entouré d'antibiotiques plus sûrs en lumière verte.

Comment reconnaître un délire causé par un antibiotique ?

Le délire se distingue par trois choses :

  1. Il apparaît soudainement - en quelques heures ou jours.
  2. Il fluctue - la personne est lucide le matin, confuse l’après-midi.
  3. Il y a une altération de l’attention - elle ne suit pas une conversation, oublie ce qu’on vient de lui dire.

Si une personne âgée commence à se comporter différemment après avoir pris un antibiotique, il faut penser au médicament. Pas à la démence. Pas à la dépression. Au médicament.

Le diagnostic se fait en éliminant les autres causes : taux de sucre, de sodium, d’urée, scanner du cerveau, électroencéphalogramme. Si tout est normal, et que le patient a pris une fluoroquinolone, le diagnostic est probable.

Que faire en cas de délire suspecté ?

1. Arrêtez immédiatement la fluoroquinolone. Pas d’attente. Pas de « voyons d’abord ». Arrêtez.

2. Remplacez-la par un antibiotique plus sûr : amoxicilline, ceftriaxone, fosfomycine, selon l’infection.

3. Surveillez le patient. Les symptômes disparaissent en 2 à 4 jours. Mais pendant ce temps, il faut l’accompagner, le rassurer, éviter les chutes, le nourrir, le hydrater.

4. Signalez l’événement à votre pharmacien et au service de pharmacovigilance. C’est rare, mais chaque signalement aide à protéger les autres.

Comment éviter cela à l’avenir ?

Voici 5 règles simples pour les médecins, les infirmiers, les familles :

  • Ne prescrivez pas de fluoroquinolone en première intention chez les plus de 65 ans, surtout s’ils ont une insuffisance rénale.
  • Si vous devez les prescrire, utilisez la dose la plus faible possible, et réduisez-la si la fonction rénale est altérée.
  • Surveillez les 72 premières heures. C’est la fenêtre critique.
  • Expliquez à la famille : « Ce médicament peut rendre votre proche confus. Si ça arrive, appelez-nous tout de suite. »
  • Choisissez toujours une alternative plus sûre - sauf en cas d’infection grave.

Les antibiotiques sauvent des vies. Mais ils peuvent aussi en prendre. Les fluoroquinolones sont un bon exemple : un outil puissant, mais dangereux si mal utilisé. Chez les personnes âgées, la prudence n’est pas une option. C’est une obligation.

Les fluoroquinolones peuvent-elles causer un délire même à faible dose ?

Oui. Même à la dose standard de 500 mg par jour, des cas de délire ont été rapportés chez les personnes âgées, surtout si elles ont une insuffisance rénale ou un trouble cognitif préexistant. La dose n’est pas le seul facteur : la sensibilité individuelle, l’âge et la fonction rénale jouent un rôle plus important. Il n’existe pas de dose « sûre » chez les personnes vulnérables.

Le délire disparaît-il vraiment après l’arrêt du médicament ?

Oui, dans la grande majorité des cas. Les symptômes commencent à s’améliorer dans les 24 à 48 heures après l’arrêt, et disparaissent complètement en 4 à 5 jours. Des études de cas montrent que des patients retrouvent leur état cognitif initial. Mais plus l’épisode a été long, plus la récupération peut être lente. Le cerveau a besoin de temps pour se rétablir.

Pourquoi les médecins ne reconnaissent-ils pas souvent ce délire ?

Parce que les antibiotiques ne sont pas les premiers suspects quand on pense au délire. On pense d’abord à une infection du cerveau, à une chute, à une crise cardiaque, ou à la démence qui s’aggrave. Les médecins ne pensent pas à l’antibiotique, surtout s’il a été prescrit récemment. Il faut que quelqu’un - un soignant, un proche - fasse le lien.

Les fluoroquinolones en comprimés sont-elles plus dangereuses que les injections ?

Non. Les deux formes - orales et intraveineuses - ont le même risque. L’effet sur le cerveau dépend de la concentration dans le sang, pas de la voie d’administration. Une injection ne protège pas contre le délire. Elle peut même l’accélérer, car la concentration s’élève plus vite.

Y a-t-il des tests pour savoir si une personne est plus à risque ?

Pas encore. Il n’existe pas de test sanguin ou génétique pour prédire la sensibilité aux effets neurotoxiques des fluoroquinolones. Mais on peut estimer le risque : âge >65 ans, insuffisance rénale, antécédents de troubles cognitifs, traitement concomitant avec des corticoïdes ou des anti-inflammatoires. Si trois de ces facteurs sont présents, évitez les fluoroquinolones.